juin 2021

La géomorphologie au chevet du Rhin

Connaître la dynamique passée des fleuves pour mieux prévoir leur évolution : Laurent Schmitt s’y attache au sein du Laboratoire images, ville, environnement (Live). Combinant approche interdisciplinaire et pragmatisme, le géomorphologue travaille avec les aménageurs publics, pour penser une restauration durable de la bande rhénane.

Sillonnée d’anciens chenaux, de rivières phréatiques et de zones périodiquement inondées, la forêt de la Robertsau, au nord de Strasbourg, constitue une niche écologique luxuriante – essences de la forêt alluviale rhénane, lianes et plantes abritent un riche écosystème d’oiseaux, papillons, insectes, poissons, amphibiens, batraciens...

Le classement de cette zone en « réserve naturelle nationale », le 27 juillet dernier, intervient donc comme un nécessaire point de départ pour protéger cette biodiversité. Mais c’est aussi l’aboutissement d’une démarche entamée voilà plusieurs décennies, pour faire reconnaître ce milieu comme un patrimoine immatériel et le réhabiliter.

Une démarche qui concerne une échelle bien plus large : celle de toute la bande rhénane, de Bâle à Lauterbourg, sur les rives française et allemande. « Le Rhin est l’un des fleuves les plus anthropisés au monde », retrace l’hydrogéomorphologue Laurent Schmitt.

Les grandes phases de l'aménagement du Rhin

Épine dorsale de la construction européenne

Entamée au début du XIXe siècle, la canalisation du Rhin est achevée en 1977. Une modification salutaire par bien des aspects : épine dorsale de la construction européenne, formidable canal de circulation des hommes, des biens et des idées, l’aménagement du Rhin ouvre la voie à une navigation fluviale facilitée, à la production d’électricité et à la limitation des grandes crues. Mais aussi dévastatrice pour la faune et la flore, « l’habitat étant le point de départ du développement de l’écosystème », rappelle Laurent Schmitt.

Les travaux du chercheur visent à étudier des zones nécessitant une action de restauration, afin de créer une réaction en chaîne positive. La rectification du Rhin ayant entraîné l’érosion et l’assèchement du lit du fleuve, il s’agit d’y déverser des sédiments (ou alluvions) à certains endroits clés et d’analyser comment le cours du fleuve s’y adapte.

« Il ne s’agit pas, avec les restaurations, de revenir en arrière – ce qui serait de toute façon impossible »

« Appliquée et applicable »

Si l’on remonte encore davantage aux sources, le Rhin « sauvage » d’avant 1800 est un berceau foisonnant de vie sauvage : fleuve le plus salmonicole d’Europe, son lit s’élargit au gré des crues jusqu’à huit kilomètres de large, serpentant entre une multitude d’îlots boisés. Une physionomie directement héritée de l’holocène.

« Il ne s’agit pas, avec les restaurations, de revenir en arrière – ce qui serait de toute façon impossible », souligne le spécialiste des processus morphodynamiques des fleuves. Laurent Schmitt est animateur nature au sein d’Alsace Nature lorsqu’il découvre les travaux de Roland Carbiener, à la faveur d’une reprise d’études. On est alors au tournant des années 1980, qui voient l’approche de l’aménagement du Rhin radicalement changer. « Les travaux de ce strasbourgeois mondialement reconnu pour ses études sur les fleuves, à la croisée de la pharmacie, de la pédologie, de la botanique et de la géographie physique, ont été déterminants pour moi. »

Pour celui dont la sensibilité écologique est exacerbée depuis l’adolescence, le choix de la géographie est évident : « C’est une discipline fondamentalement interdisciplinaire (lire encadré), aux frontières de l’approche physique, humaine, de l’aménagement du territoire, qui combine les échelles spatiales et temporelles. » Surtout, elle est « appliquée et applicable ». Une approche que Laurent Schmitt conjugue au quotidien : nombre des projets de restauration de la bande rhénane qu’il suit sont menés main dans la main « avec les acteurs de l’aménagement du territoire, au plus près du terrain ». Une relation de confiance, bâtie patiemment au fil des années. Une « contribution à une meilleure gestion, éclairée par la science ».

Mosaïque d’usages

À son actif, la participation à la restauration de l’île du Rorschollen, également classée zone naturelle, l’aménagement du polder d’Erstein (une retenue d’eau de crue, à l’inverse des polders néerlandais visant à gagner de la terre sur l’eau) ou encore la reconnexion de canaux latéraux.

Un patchwork d’actions, d’acteurs1 et de financements2, aujourd’hui fédérés dans le plan Rhin Vivant, signé en décembre 2019, auquel se greffe naturellement le Live. « L’impulsion de ce plan a été donnée deux ans plus tôt, à l’issue d’un colloque Rex durant lequel nous avons dressé le bilan des actions de restauration menées depuis trente ans. »

L’enjeu, désormais clairement identifié et porté par les décideurs, est de « reconnecter les hommes au Rhin ». En attestent les récents projets d’urbanisme, en premier lieu le développement du quartier du Port du Rhin. « Les enjeux sont multiples, avec une mosaïque d’usages : dimension récréative, bien-être des urbains et des péri-urbains, refuge thermique pour les espèces, rôle de climatisation en été et donc adaptation au changement climatique, accès à l’eau phréatique que l’on consomme… Le tout en harmonie, sans que ces dimensions ne s’opposent. »

Elsa Collobert


1 Agence de l’eau Rhin-Meuse, Dreal Grand Est, Office français de la biodiversité, Région, syndicats de rivières et des eaux, Voies navigables de France, communes, communautés de communes, EDF…

2 Financements européens Interreg, Life +, etc.

« L’interdisciplinarité, c’est la clé »

Laurent Schmitt en est persuadé : « C’est au sein de la rencontre et du travail entre disciplines que se trouvent des niches de découvertes cruciales pour l’avenir. » Une réalité au sein de son laboratoire : l’approche des écologues, des hydrologues, des géoarchéologues se conjuguent au sein de l’axe « Dynamique des paysages » (Dypa). « Nous travaillons aussi beaucoup avec l’axe « Hydrosystèmes », dont fait partie Serge Dumont, pharmacien de formation, connu et reconnu pour ses films documentaires sur l’écosystème des milieux humides alsaciens. Sans oublier les collaborations avec le Laboratoire d’hydrologie et de géochimie de Strasbourg, ICube, l'Intitut pluridisciplinaire Hubert Curien, le laboratoire Sociétés, acteurs, gouvernement en Europe ou encore le Geste (Gestion territoriale de l’eau et de l’environnement) à l’Engeees. Depuis peu, le biologiste Matthias Wantzen, titulaire d’une chaire Unesco « River Culture » combinant les approches, nous a rejoint. »

Les quatre grandes phases de l’aménagement du Rhin

  • Avant 1800 : Le Rhin sauvage
  • XIXe siècle : La correction (installation de digues)
  • Début XXe jusqu’en 1977 : Régularisation et canalisation
  • À partir des années 1980 : La restauration