Les Observatoires Hommes-Milieux (OHM) sont des dispositifs de recherche lancés en 2007 par le CNRS. Le LabEx DRIIHM (Dispositif de recherche interdisciplinaire sur les interactions Hommes-milieux) compte actuellement 13 OHM. Chacun s’est structuré autour d’un objet central qu’un événement a bouleversé profondément. C’est le cas du retrait de la majorité des régiments dans le pays de Bitche ou encore de la fermeture de la centrale nucléaire de Fessenheim.
Les deux réacteurs de la plus vieille centrale nucléaire de France, à Fessenheim, se sont arrêtés respectivement en février et juin 2020. Cette fermeture génère des modifications sociétales et environnementales profondes. La construction, puis la mise en activité du CNPE (Centre national de production d’électricité), en 1978, ont eu des impacts anthropiques majeurs sur les socio-écosystèmes du Rhin supérieur, avec des conséquences sur la navigation, sur l’industrialisation et sur le développement d’un bassin d’emplois directs et de sous-traitants. En sont issus un réseau local d’industries et de commerces et un maillage social et associatif très dense. Cet écosystème connaît aujourd’hui de nouveaux bouleversements suite à « l’événement » créé par la fermeture du site de production. « L’impact sociétal est énorme », fait remarquer Dominique Badariotti, directeur du Laboratoire image, ville, environnement (Live) et de l’OHM Fessenheim. En effet, la relocalisation de 800 salariés, la perte d’activité de tous les sous-traitants locaux et globalement une importante chute des ressources vont entraîner de profonds changements dans la vie de la commune et dans son développement économique. « La fermeture de la centrale est évidemment un point très sensible dans la population, angoissée ou en colère quant à son devenir. Au point que pendant longtemps, on ne prononçait pas le nom de Fessenheim pour parler du projet, mais on l’appelait « Juxta Rhenum », « à côté du Rhin ». Les impacts environnementaux sont également très forts, à la fois en raison de l’arrêt de la production et du fait des travaux liés au démantèlement. Sont analysées les pollutions issues des activités passées de la centrale, de son arrêt et de son démantèlement, ainsi que leurs conséquences à tous les niveaux, paysages, santé publique, économie... « Il n’y a plus de rejets d’eau chaude et de substances toxiques, comme le cuivre, dans le Rhin. Il n’y aura plus non plus d’incidents comme il y en a eu quelques-uns dans l’histoire de la centrale. Pour ce qui est des sols, ils avaient été chamboulés à la construction de la centrale et vont forcément l’être à nouveau… Le démantèlement complet va durer au moins 20 ans. »
L’OHM s’intéresse aux interactions de tous ces phénomènes, qui mèneront à une réorganisation progressive du territoire, en termes de bassin d’emploi, de ressources énergétiques, de paysages, d’environnement. Un autre volet crucial des recherches menées par l’OHM concerne en effet les énergies nouvelles, qui viendraient compenser le déficit engendré par l’arrêt de la centrale nucléaire. « Le projet de l’OHM inclut une composante industrielle forte, du prototype au développement. L’après-Fessenheim s’organise et s’invente. Il faut veiller à bien y associer la société civile, dans un dialogue permanent. »
Le pays de Bitche, au nord-est du département de la Moselle, est structuré depuis la seconde moitié du XVe siècle par une présence militaire qui a marqué fortement son identité.
Au cours des dernières 25 années, des milliers de militaires et leurs familles ont quitté les lieux, à la faveur de la dissolution d’un régiment de cuirassiers en 1997, d’un régiment d’artillerie en 2009. L’arrivée en 2010 d’un bataillon de chasseurs n’a compensé que partiellement ces départs : originaires pour beaucoup des territoires et départements d’Outre-mer, les chasseurs ne viennent pas avec leurs familles. De plus, ces « célibataires géographiques » ne font que s’entraîner sur place et sont envoyés régulièrement sur des théâtres d’opération du monde entier. Alors qu’ils devaient quitter eux aussi la région, les attentats de Charlie Hebdo, en 2015, ont changé la donne et le camp d’entraînement est resté en place. « En fait, on se trouve dans une situation d’entre-deux, avec une présence militaire fortement diminuée », explique Fabien Hein, enseignant-chercheur à l’Université de Lorraine et directeur de l’Observatoire Hommes-Milieux du pays de Bitche.
Les mutations sont profondes et touchent, parfois de manière traumatique, la vie locale dans tous ses aspects, l’industrie, les transports, l’agriculture, l’école, les services publics, les commerces et bien sûr, la démographie. Elles ont eu des effets également sur les milieux naturels et les paysages. Toutes ces transformations sont au cœur du travail d’analyse que réalise depuis 2015 l’OHM du pays de Bitche. « Si on veut écrire l’histoire locale, il faut passer par une étape d’inventaire, afin de déterminer les réels impacts de la déprise dans les différents domaines. »
Pour la partie scientifique du programme, l’Observatoire rassemble des sociologues, des géographes et des biologistes. L’accent est mis sur les sciences participatives. Tous les ans, chaque chercheur produit une note de synthèse de cinq pages et assure une restitution de ses travaux à la communauté de communes du pays de Bitche. Les axes privilégiés de la recherche s’articulent autour des modes de vie en contexte de transformation, des dynamiques de la biodiversité, des ressources environnementales, sociales et culturelles dont dispose le territoire et enfin, de la construction de l’expertise. Avec des résultats parfois surprenants : « Le terrain militaire d’entraînement est situé en partie dans la zone Natura 2000. On a noté que les cerfs proches du champ de tir s’étaient bien adaptés. On a observé aussi que les tirs d’obus ne provoquaient pas de pollution des sols grâce à la présence du grès des Vosges, qui a la capacité de filtrer. » Mais la déprise militaire a aussi des effets bien visibles : le transport ferroviaire ayant été progressivement abandonné depuis le départ des soldats, le trafic routier a considérablement augmenté et, depuis quelques années, des bouchons se forment dans les environs. Par ailleurs, on assiste à une très nette revégétalisation des terres, qui pourrait expliquer la prolifération des tiques : un projet de recherche sur les tiques et la maladie de Lyme est en cours.