Entre disciplinarité et interdisciplinarité, comment les domaines ont-ils évolués ? Jean-Marie Lehn, prix Nobel de chimie en 1987, évoque sa vision de la pratique de la recherche. Si pour lui, la science a toujours été pluridisciplinaire, il faut tout de même prendre garde au dilettantisme.
« J’ai une préférence pour le terme pluridisciplinaire, qui met en route plusieurs spécialités différentes… », souligne en préambule Jean-Marie Lehn qui précise que les préfixes se valent : « pluri, trans, inter, cela signifie à travers la discipline, passer de l’une à l’autre. » Un phénomène qui s’observait moins à l’époque. « Les domaines se sont complexifiés avec le temps. La chimie par exemple consiste à modifier la matière mais cela peut se faire à travers différentes approches. »
Cette pluridisciplinarité se pratique de plusieurs façons. Soit en acquérant soi-même suffisamment de connaissances dans différents domaines pour pouvoir être au front de ses développements, « si c’est pour être derrière ce n’est pas la peine. » Soit en se « disant que l’on ne peut pas connaître tous les domaines et en initiant des collaborations avec les collègues d’autres disciplines. »
Il cite le cas d’un virus, par exemple le Covid-19, « un virus est un agrégat complexe de molécules, mais n’est pas vivant. C’est de la chimie moléculaire, structurale… mais c’est aussi de la biologie. Pour faire des recherches, il faut donc collaborer ou connaître les deux domaines. Un phénomène biologique pouvant déboucher sur un problème chimique à savoir créer une molécule adéquate pour un traitement. »
La pluridisciplinarité est également présente au niveau des équipements utilisés. Dans ce cadre, la physique apporte beaucoup à la chimie. Elle permet de résoudre des problèmes de structure moléculaire : « C’est la découverte physique d’un phénomène nouveau, les rayons X, par Wilhelm Röntgen, prix Nobel de physique, qui a permis par la suite d’analyser et déterminer la structure de molécules d’origine biologique. Plus récemment, c’est également le cas pour la résonnance magnétique nucléaire. »
« Les ITI sont une très bonne idée s’ils conduisent à passer les barrières »
Si la science a toujours été interdisciplinaire, Jean-Marie Lehn précise pourtant que « ce n’est pas en dilettante que l’on arrive à quelque chose de solide. Il ne faut pas se faire d’illusions sur la pluridisciplinarité. Pour avancer dans un domaine, mieux vaut le posséder à fond. Ce n’est pas parce que l’on touche à autre chose que le cœur doit être abandonné. » Le Nobel utilise la métaphore des branches de l’arbre qui, sans tronc, ne peuvent se développer. Pour lui, maîtriser deux domaines est déjà beaucoup.
Côté formation, la création des Instituts thématiques interdisciplinaires (ITI) lui semble très importante. « Les ITI sont une très bonne idée s’ils conduisent à passer les barrières et posséder une culture suffisante dans les deux domaines étudiés. Avant ce genre de formation se faisait moins, on pouvait avoir de la curiosité soi-même. Je dis toujours aux jeunes, allez dans un domaine avec votre bagage propre, qui est unique, qui peut conduire à des vues uniques et permet d’aborder d’autres domaines de façon originale. »
Durant l’entretien, Jean-Marie Lehn évoque deux chercheurs liés à Strasbourg, exemples d’interdisciplinarité. Abraham Moles (1920 – 1992) : parti de la physique pour se tourner vers la sociologie, il liait également art et ordinateur. Le chimiste cite aussi l’exemple de Georg Büchner (1813 – 1837), un jeune allemand qui, risquant la prison en Allemagne, est venu à Strasbourg où il intègre la fac de médecine. « Son mémoire sur le système nerveux d’un poisson a été publié par la Société d’histoire naturelle de Strasbourg. Mais il était aussi écrivain; le plus important prix littéraire en Allemagne porte son nom. »