juin 2020

« L’interdisciplinarité est une exigence intellectuelle »

L’interdisciplinarité est au cœur des nouveaux instituts que l’université met en place. Stéphanie Dupouy, maîtresse de conférence à la Faculté de philosophie et co-directrice du Master Sciences et société (1), précise ce que ce terme recouvre.

Stéphanie Dupouy, maîtresse de conférence à la Faculté de philosophie. Crédit photo : Catherine Schröder/Université de Strasbourg

En quoi consiste l’interdisciplinarité ?

Les disciplines scientifiques sont avant tout différentes facettes de l’esprit humain. Par nature, le réel est complexe, donc interdisciplinaire. Si le découpage des disciplines est une nécessité, il secrète aussi de fausses évidences et des crispations identitaires, et contribue à éloigner les sciences de la société. Le morcellement contemporain des savoirs impose l’exigence intellectuelle de l’interdisciplinarité.

Deux conceptions de l’interdisciplinarité existent : une vision hiérarchique, unifiante, et une vision paritaire, plus modeste. Dans le premier cas il s’agit de l’impérialisme d’une discipline qui se veut surplombante : la philosophie, l’histoire ou la sociologie ont eu parfois cette ambition.
Dans le second cas, il s’agit d’interactions entre des disciplines qui ont des frontières communes. Le dialogue intellectuel entre scientifiques permet l’enrichissement mutuel grâce à la migration de concepts, de savoirs, de méthodes, de perspectives. Mais il faut savoir sortir du confort disciplinaire pour bénéficier du dialogue interdisciplinaire.

Comment se présente-t-elle de nos jours ?

L’interdisciplinarité peut se présenter sous au moins trois formes : une exigence intellectuelle ; une structure institutionnelle comme le sont les Instituts thématiques interdisciplinaires, et enfin, des individus qui décident de travailler ensemble.

De nos jours, la volonté politique de mettre en place des structures favorisant l’interdisciplinarité répond à une demande de production d’un savoir plus facile à valoriser économiquement. Cependant, pour que l’interdisciplinarité fonctionne et ait un sens sur le plan scientifique, elle ne peut se décréter politiquement. Elle doit reposer sur la motivation d’individus qui souhaitent travailler avec d’autres personnes ou emprunter à d’autres disciplines.

Historiquement, quelle place occupe-t-elle à l’Université de Strasbourg ?

L’interdisciplinarité est ancrée de longue date dans notre établissement.

Dans l’entre-deux-guerres, des enseignants de la Faculté des lettres organisaient des « réunions du samedi » pour se présenter des ouvrages ou des résultats de recherches susceptibles d’être intéressants au-delà de leurs disciplines respectives. Ce mouvement a donné naissance à l’École des Annales qui cherchait à produire une histoire totale en y intégrant les apports d’autres disciplines comme la sociologie. Ses fondateurs, Marc Bloch et Lucien Febvre, notaient l’intérêt de « suivre l’œuvre du voisin », tout en remarquant sa difficulté : « parfois les murs sont si hauts qu’ils bouchent la vue ». Un colloque organisé à la Misha en novembre 2019 est revenu sur ce moment fondateuri.
Dans les années 1960, le philosophe Georges Gusdorf a également travaillé sur la notion d’interdisciplinarité, notamment dans son livre L’Université en question publié en 1964. Selon lui, avec l’hyperspécialisation et l’éclatement des savoirs, le projet même d’université risque de perdre son sens, celui de relation à la vérité. C’est pourquoi il déclarait que chaque discipline devrait se connaître comme étant limitée pour ne pas perdre l’idéal de convergence.

1 Le master interdisciplinaire Sciences et société associe des enseignements en histoire, philosophie et sociologie des sciences à la médiation scientifique. Les enseignants-chercheurs qui y interviennent viennent de plusieurs facultés différentes de l’Université de Strasbourg.

2 L’université de Strasbourg et le dialogue des disciplines, des années 1920 aux pratiques contemporaines, Misha, 21-22 nov 1919, en ligne :  https://www.misha.fr/media.htm

Propos recueillis par Edern Appéré