IA et pédagogie font-elles bon ménage ? Est-il encore utile d’apprendre ? Et si avant de se lancer dans un débat sans fin, on commençait par s’interroger sur la manière de former au mieux les étudiants à cette révolution technologique.
Dans Petite Poucette, publié en 2012, Michel Serres fait le pari que l’intelligence artificielle libérera dans le cerveau des nouvelles générations davantage de place pour la créativité. Et reprenant les mots de Montaigne, peu de temps après l’invention de l’imprimerie, le philosophe en tire la leçon suivante pour les pédagogues d’aujourd’hui : « Mieux vaut une tête bien faite qu’une tête bien pleine. » La question n’est donc pas tant celle de l’accumulation des connaissances que celle de leur utilisation.
« Si nous arrêtons d’apprendre, nous pourrions devenir de simples assistants de l’intelligence artificielle dans une immense société des loisirs. »
Aujourd’hui, tout un chacun a accès en permanence depuis son smartphone à une gigantesque bibliothèque universelle. « Nous n’avons donc plus besoin de faire d’effort pour accéder à l’information, constate Frédéric Bernard, maître de conférences en neuropsychologie à la Faculté de psychologie de Strasbourg. Et nous pourrions même nous dire qu’il ne sert plus à rien d’apprendre. Sauf que si nous arrêtons d’apprendre, nous pourrions devenir de simples assistants de l’intelligence artificielle dans une immense société des loisirs. »
Soit, mais alors comment donner envie d’apprendre ? « C’est l’humain, l’enseignant, l’éducateur qui donne envie aux étudiants, répond le neuropsychologue. Il est là pour élever. » François Gauer, vice-président Transformation numérique et innovations pédagogiques de l’université ne dit pas autre chose : « Le cerveau de l’Homme du XXIe siècle fonctionne comme celui du XVIe siècle. L’art de faire apprendre n’a pas changé. Y a-t-il une pédagogie numérique ? Non. Y a-t-il une pédagogie qui utilise les outils numériques ? Oui. Nous utilisons tous les outils à notre disposition pour faire apprendre. »
La question n’est donc plus de savoir si le numérique et l’intelligence artificielle vont changer la pédagogie. Mais comment préparer les étudiants à cette révolution qui tourne autour des sciences de la donnée. D’abord pour une simple question de citoyenneté : il n’est pas concevable que quelqu’un ne soit pas parfaitement formé aux exigences de la société numérique que sont par exemple la sécurité des données, l’identité numérique, ou les conséquences sociétales ou économiques. « Nous devons dépasser la naïveté ambiante, insiste le vice-président. Aujourd’hui un diplômé de l’université doit être parfaitement au clair avec ces questions. »
C’est dans cette optique qu’un groupe de travail s’est constitué au sein de l’Université de Strasbourg en septembre 2018. Objectif : réfléchir à un montage institutionnel afin d’envisager de nouvelles formations autour des données. Au niveau du master, quatre grands types de formation se distinguent. D’abord, le traitement de la donnée au cœur de la formation. Par exemple, un master de sciences des données et des systèmes complexes au sein de l’UFR de mathématique et d’informatique ou un master Sciences des données et intelligence artificielle à Télécom Physique Strasbourg. Ensuite, il s’agit d’imaginer des formations articulées autour d’un cœur disciplinaire, où l’exploitation des données est indispensable à la bonne compréhension de cette dernière, par exemple dans les masters de démographie ou d’astrophysique. Ces deux premiers types de formation existent déjà.
L’université va proposer dans les masters des parcours autour des sciences de la donnée et de l’intelligence artificielle
Par ailleurs, à la rentrée 2020-2021, l’université va proposer aux mentions qui le souhaitent de développer dans les masters disciplinaires des parcours particuliers autour des sciences de la donnée et de l’intelligence artificielle et favorisant, grâce à ces dernières, le travail interdisciplinaire. On pourrait par exemple, imaginer des croisements, grâce aux données, entre santé et sociologie. Enfin, les composantes pourront proposer des masters disciplinaires comprenant des Unités d’enseignement (UE) optionnelles ou complémentaires sur les sciences de la donnée et de l’IA.
Avant le master, en première et deuxième années de licence, des modules obligatoires seront mis en place, afin que les étudiants acquièrent les bases indispensables à la compréhension des enjeux de la transformation numérique. Avec possibilité de poursuivre en troisième année par une UE optionnelle. François Gauer résume : « Nous voulons apporter une plus-value à la formation de nos étudiants dans leur discipline en leur donnant la possibilité de mieux connaître, mieux utiliser, mieux valoriser la masse de données dont ils disposent. »
« Cette invention, en dispensant les hommes d’exercer leur mémoire, produira l’oubli dans l’âme de ceux qui en auront acquis la connaissance. […] Ils chercheront au dehors, grâce à des caractères étrangers, et non point au-dedans et grâce à eux-mêmes, le moyen de se ressouvenir. Grâce à cette invention, les hommes vont pouvoir se procurer une information abondante qui les conduira à se croire compétents en une quantité de choses, mais ils seront simplement devenus des savants d’illusions. » Qui est l’auteur et de quoi parle-t-il ? Il s’agit d’un texte de Platon et l’invention dont il parle est l’écriture. Remplacez écriture par intelligence artificielle et vous avez le grand débat du moment. « Finalement les conséquences ne se sont pas avérées aussi graves que cela », s’amuse aujourd’hui Frédéric Bernard, maître de conférences en neuropsychologie.
Mahamat, étudiant en première année de droit
« Je pense que scientifiquement on a atteint déjà un très haut niveau, on n’a plus besoin de créer de nouvelles technologies plus performantes. Remplacer l’Homme par l’intelligence artificielle c’est dangereux. Elle enlève à la vie humaine son sens même. Nous sommes faits pour ressentir les émotions et réfléchir. Perfectionner la vie, avoir toujours toutes les solutions à nos problèmes, ce n’est plus une vie. »