octobre 2017

Sur la Toile, même la mort perd ses repères…

Internet brouille l’espace temps et les frontières entre les morts et les vivants. Nulle différence entre les deux mondes car les morts y sont représentés vivants. L’espace virtuel fait disparaître les rituels funéraires, qui restent pourtant indispensables tant pour l’individu que pour le collectif.

Marie-Frédérique Bacqué, professeure de psychopathologie clinique à l'Université de Strasbourg. © Catherine Schröder

« Gravez à jamais votre histoire et devenez inoubliable », « votre vie numérique représente une valeur réelle qui restera inaccessible à tout jamais si la transmission n’est pas anticipée… » De nombreux sites Internet invitent aujourd’hui à raconter sa vie ou à déposer des messages posthumes pour les transmettre à ses descendants. Certains sites proposent même les services d’un journaliste, écrivain ou enseignant pour aider les internautes à créer leur « livre de vie ». Et dernière innovation : la plaque funéraire munie d’un QR Code pour accéder au mémorial virtuel du défunt ! Autant de promesses d’une vie numérique éternelle… Grâce à la technologie, le fantasme de l’immortalité de l’Homme est en passe d’être assouvi. Mais que faire de toutes ces données qui vont devenir exponentielles ? Les serveurs et les logiciels de plus en plus sophistiqués pourront les stocker, mais quel sera leur avenir sur le plan cognitif ? « La réalité du souvenir aujourd’hui ne dépasse pas quatre générations. Cela laisse finalement peu de place au souvenir de notre filiation », rappelle Marie-Frédérique Bacqué, professeure de psychopathologie clinique à l'Université de Strasbourg. Pour les anthropologues et les sociologues du futur cette quantité d’informations personnelles sera une mine d’or, mais au niveau individuel, trouvera-t-on un intérêt à ces souvenirs d’ancêtres éloignés ?

La séparation entre les morts et les vivants s’estompe

La séparation entre les morts et les vivants n’existe plus car si le mort disparaît dans la réalité, il reste visible et audible (dans les vidéos) dans le monde virtuel.

Les morts sont déjà très nombreux sur la Toile : il existe des cimetières virtuels, et depuis le 11 septembre 2001, les sites de commémorations sont pléthore. Les réseaux sociaux sont aussi confrontés à cette question. Facebook compte 1,9 milliard d’utilisateurs dans le monde et 30 millions en France. Sur ces 30 millions de comptes, environ 3 millions appartiennent à des personnes décédées. Lorsqu’un utilisateur du réseau social décède, ses proches peuvent réclamer la suppression de son compte ou le transformer en compte de commémoration. Le profil Facebook devient alors un mémorial, un lieu d’hommage à la personne disparue. Parfois, le profil est laissé tel quel, comme si la personne était encore vivante. Mais même sur ces pages ou sites de commémoration, les morts sont représentés comme les vivants. Nul cadavre en effet sur les réseaux sociaux, ni d’images de corps grabataires. La séparation entre les morts et les vivants n’existe plus car si le mort disparaît dans la réalité, il reste visible et audible (dans les vidéos) dans le monde virtuel.

Arnold Van Gennep, folkloriste et ethnologue, auteur de l’ouvrage Les Rites de passage en 1909, distingue quatre étapes au moment du rite funéraire : l’oblation, le fait d’honorer son mort en l’habillant avec de beaux vêtements et lui donnant une belle tombe, la séparation, qui correspond à la mise au tombeau et la fermeture du cercueil, la réintégration, le moment où le mort change de statut et devient un ancêtre, où il est intégré parmi les morts, et la commémoration. Sur internet, hormis la commémoration, ces étapes du rite funéraire sont absentes. Il n’existe pas d’oblation car on ne voit que des images du mort vivant, des photos et vidéos prises dans son quotidien. Pas de séparation ni de réintégration non plus : dans le cloud, les morts continuent à exister parmi les vivants.

Un rapport ambigu à la mort : entre négation et dédramatisation

« Il ne s’agit pas d’oublier le mort, mais de le faire passer au statut de mort. Sans cela, le deuil est compliqué »

Cette absence de séparation entre les vivants et les morts pose problème sur le plan psychologique car elle entrave le travail de deuil. « Ces sites ne facilitent pas l’acceptation de la perte. En consultation, les patients me disent souvent : “Je ne veux pas faire mon deuil car je ne veux pas oublier.“ Mais il ne s’agit pas d’oublier le mort, mais de le faire passer au statut de mort. Sans cela, le deuil est compliqué », explique Marie-Frédérique Bacqué. Ces comportements traduisent une forme de négation de la mort et dans le même temps, la mort devient banalisée. Alors qu’auparavant on se protégeait des morts en les enfermant dans des cimetières, aujourd’hui on partage facilement le souvenir d’un mort sur la toile avec d’autres vivants, la mort fait presque partie de notre quotidien. Pour Marie-Frédérique Bacqué, cette « banalisation » de la mort pose également problème. « La dramatisation de la mort, depuis le début de l’histoire humaine fait sens car tout être humain possède une pulsion de vie. Depuis toujours nous avons séparé les deux mondes par peur, par non savoir et par croyance, parce que ces croyances nous donnent des espoirs. Si cette séparation et cette dramatisation sont remises en cause, quels en seront les effets ? » Selon la spécialiste de psychopathologie, cette question mériterait une étude interdisciplinaire entre psychologie, théologie, philosophie et sciences sociales.

Des nouveaux comportements qui n’aident pas à intégrer la perte d’un proche

Les nouvelles technologies de la communication brouillent les frontières entre les morts et les vivants et entre vie publique et vie privée. Sur les réseaux sociaux les personnes ont tendance à partager largement la douleur de la perte d’un être cher. Mais cela pose la question de l’intimité du deuil. Si tous les sentiments et toutes les pensées personnelles sont dévoilées et circulent largement sur le net, quelle place pour l’intimité psychique et la subjectivité ? Internet bouleverse aussi les comportements face à la mort : il facilite l’accès au souvenir mais, encore une fois, en desservant le travail du deuil. Visionner des photos et cliquer sur une bougie électronique demande en effet un moindre investissement que de se rendre au cimetière, dans un espace public, d’arroser ou de changer les fleurs sur la tombe, etc. « La démarche d’aller au cimetière apporte quelque chose aux endeuillés, cela leur permet de penser à leurs morts en agissant. Les personnes endeuillées que je rencontre réclament des rituels et des gestuelles qu’ils ne retrouvent pas sur Internet », souligne Marie-Frédérique Bacqué. Si les cimetières virtuels vont certainement se multiplier, les cimetières réels ne sont pas encore prêts à disparaître totalement…

Julie Giorgi