juin 2020

La crise du Covid-19, une redécouverte brutale de l’animalité de l’homme

La crise du Covid-19, une redécouverte brutale de l’animalité de l’homme En 1871, au premier chapitre de La Filiation de l’homme, Darwin écrivait ceci : « L’homme est sujet à recevoir des animaux inférieurs et à leur communiquer certaines maladies […] ; et ce fait prouve l’étroite similarité de leurs tissus et de leur sang, à la fois dans la structure fine et dans la composition, bien plus clairement qu’une comparaison avec le meilleur microscope ou à l’aide de la meilleure analyse chimique » (1).

Emmanuel Salanskis, maître de conférences en philosophie à l’Université de Strasbourg. Crédit photo : DR

On appelle aujourd’hui « zoonoses » les maladies naturellement transmissibles des animaux vertébrés à l’homme. Darwin considérait donc l’existence de telles zoonoses comme un argument décisif en faveur de l’ascendance animale de l’homme. « L’animal que donc je suis », comme aurait pu le dire Jacques Derrida en guise de commentaire.

Nous redécouvrons brutalement cette réalité aujourd’hui. Car l’actuelle pandémie de Covid-19 est bien une zoonose, même si l’historique précis de sa transmission à l’homme n’a pas encore pu être reconstitué à l’heure où j’écris ces lignes. L’Institut Pasteur se contente pour le moment d’indiquer que le coronavirus SARS?CoV-2 à l’origine de la maladie Covid?19 « est très proche d’un virus détecté chez la chauve?souris ». Qu’il y ait eu ou non un hôte intermédiaire pour faciliter ce saut d’espèce, comme dans le cas de l’épidémie de SARS-Cov?1 de 2002-2003, dont on attribue l’origine à une consommation de viande de civette infectée en Chine du Sud?Est 2, la conclusion qui s’imposera au lendemain de cette crise sera certainement celle-ci : nous n’avions pas pris la mesure du risque de pandémie zoonotique qui pesait sur nos sociétés mondialisées.

Pourtant, ce risque avait été documenté par de multiples précédents ces dernières décennies. L’anthropologue Frédéric Keck rappelle dans Un monde grippé (2010) que des « dispositifs de biosécurité se sont mis en place après l’émergence du virus H5N1 de grippe aviaire à Hong Kong en 1997, puis élargis vers le reste de l’Asie pour finir par se mondialiser avec l’émergence [en 2009] du virus H1N1 de grippe porcine en Amérique latine ». Au-delà de la grippe, les virus émergents d’Ebola (chauve?souris frugivores) et du VIH (singes) avaient déjà attiré notre attention depuis les années 1970-1980 sur le problème des réservoirs animaux de maladies zoonotiques. Cette notion de « réservoir » est d’ailleurs définie à l’article 1, titre I du Règlement Sanitaire International publié par l’Organisation Mondiale de la Santé en 2005. La menace pandémique était suffisamment tangible pour qu’un simple observateur intelligent de l’actualité, comme l’ex?PDG de Microsoft Bill Gates, ait pu évoquer sa probabilité dans un « TED Talk » de 2015, en mettant déjà en garde contre notre impréparation collective.

À mesure que nous maximisons la rentabilité économique des entreprises, nous nous désadaptons aussi à d’autres enjeux, en particulier sanitaires et écologiques

La crise du Covid-19 nous oblige donc à mener une réflexion critique sur cette impréparation. Comment expliquer que nous ayons si peu fait, notamment en France, pour anticiper un événement dont les experts en biosécurité savaient qu’il devait se produire à moyen terme ? Le paradoxe est que nous vivons justement sous l’emprise d’une injonction permanente d’adaptation, issue d’un néo-libéralisme économique faussement darwinisé dont Barbara Stiegler a récemment proposé une généalogie, en remontant à la figure de Walter Lippmann 3. L’agenda néolibéral postule, comme l’avaient déjà écrit Pierre Dardot et Christian Laval dans La Nouvelle raison du monde (2009), « la nécessité d’une adaptation permanente des hommes et des institutions à un ordre économique intrinsèquement variable, fondé sur une concurrence généralisée et sans répit ».

Mais une fragilité centrale de cette idéologie est de méconnaître les limitations intrinsèques de l’adaptation. Comme le remarque Timothy Shanahan dans The Evolution of Darwinism (2004), « chaque organisme est une constellation de compromis structurels », ce qui signifie que l’optimalité pour une fonction est souvent incompatible avec l’optimalité pour une autre. Dès lors, à mesure que nous maximisons la rentabilité économique des entreprises, nous nous désadaptons aussi à d’autres enjeux, en particulier sanitaires et écologiques. L’introduction de nouvelles techniques managériales dans l’industrie pharmaceutique française est un cas d’école : en délocalisant la production des matières premières en Inde et en Chine, en supprimant les stocks pour fonctionner à flux tendus et en délaissant les produits non rentables, cette industrie a créé une insécurité sanitaire inédite, avec une multiplication par 20 des pénuries de médicaments en France entre 2008 et 2018, selon les chiffres de l’Agence Nationale de Sécurité du Médicament. Or, d’un point de vue darwinien, la survie individuelle et collective devrait toujours être notre priorité. Si nous voulons éviter de nouvelles catastrophes au XXIe siècle, nous devrons reconquérir cette sagesse animale élémentaire.

Emmanuel Salanskis, maître de conférences en philosophie à l’Université de Strasbourg et Marie Sklodowska-Curie fellow à l’Université Saint-Louis (Bruxelles).

 
1 Charles Darwin, The Descent of Man, and Selection in Relation to Sex, 1871.
2 François Moutou, La Vengeance de la civette masquée, 2007.
3 Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique, 2019.