Après la crise économique de 2008, la deuxième grande crise mondiale du 21e siècle est d’ordre sanitaire, et virale. Depuis plus de trois mois, les métaphores militaires accompagnent les dispositifs et états d’urgence sanitaires. Le premier principe d’action est celui de l’urgence, il peut difficilement en être autrement. L’atout de l’historien est de pouvoir prendre un peu de recul ; son analyse ouvre un deuxième temps de compréhension. Notre point de vue, celui des sciences humaines et sociales en santé, propose trois pistes de réflexion.
Il y a un siècle, il était normal de mourir de maladies infectieuses. À cette époque, plus de 90% de la population fait une primo-infection tuberculeuse, la syphilis touche un individu sur cinq et les épidémies de polio assombrissent régulièrement les saisons d’été. Entre 1930 et 1950, l’état sanitaire des populations occidentales est transformé par ce que les historiens appellent la révolution thérapeutique, c’est-à-dire l’invention et la diffusion, en une décennie, de magic bullets ou médicaments miracles. Du 606 de Paul Ehrlich (qui traite la syphilis) à la pénicilline, ils sont conçus et produits de manière chimique, et enrayent ce qui emportait les êtres humains en 1920. Contrairement aux préparations pharmaceutiques à base de plantes du 19e siècle et aux médicaments biologiques (sérums, vaccins, hormones, etc.) du début du 20e siècle, la thérapeutique par les produits chimiques (appelée initialement chimiothérapie, terme dont l’utilisation est aujourd’hui restreinte au domaine de la cancérologie) participe à diminuer les fléaux infectieux. S’engage alors une transition épidémiologique où les maladies chroniques et de civilisation (maladies cardio-vasculaires, etc.) remplacent les pathologies infectieuses dans les tableaux de mortalité des pays du Nord. On ne meurt presque plus de pneumonie, de septicémie ou de diphtérie. Cette révolution thérapeutique chimique fait la réputation, le pouvoir et la richesse de l’industrie pharmaceutique et engendre une trêve, plus qu’une éradication, avec les maladies infectieuses mortelles. Dans les années 1980, après un demi-siècle de trêve, de diminution de la mortalité infectieuse et une fin de cycle dans le domaine de l’innovation industrielle, l’épidémie du Sida annonce un retour ou une (ré)émergence des maladies infectieuses. Le vide laissé par le déclin de certaines maladies infectieuses semble en appeler d’autres. L’historien Mirko Grmek propose pour cela le concept de pathocénose, un équilibre changeant et systémique de l’environnement pathogène. Ce terme désigne moins une histoire du progrès et de l’éradication progressive de fléaux, que le constat que les maladies changent selon les lois de l’évolution en biologie, principe fondamental depuis Darwin. Peut-être sortons-nous en ce début de 21e siècle d’une trêve de 50 ans que nous a offert la thérapeutique chimique. Ce faisant, nous découvrons la nécessité de renouveler nos modèles de recherche et de développement.
Nos sociétés occidentales doivent peut-être s’interroger sur l’impossibilité d’une seule bonne réponse qui serait fournie par une science universelle et unique.
Face à l’urgence de la décision politique, la situation de crise épidémique nous rappelle tous les jours qu’au fond, nous savons encore peu de choses sur le coronavirus. Le poids et le rôle des individus asymptomatiques, la distance physique appropriée ou les traitements étiologiques spécifiques du Covid-19, constituent autant de questions en suspens. Pourtant, la recherche médicale va de plus en plus vite. Le séquençage intégral du génome SARS-CoV-2 a été établi en Chine début janvier (et partagé le 12 janvier). En France, l’Institut Pasteur l’a effectué en 5 jours (déclaration des trois premiers cas confirmés le 24 janvier, séquençage intégral le 29 janvier). Mais l’épidémiologie est une connaissance complexe, faite de facteurs biologiques et sociaux. Même si nous assistons à une forte contraction du temps nécessaire à la recherche, beaucoup de réponses scientifiques nécessitent que l’on prenne le temps de la science, et non celui de la décision politique. Il faut reconnaître dans ce cas que nous ne savons pas tout, tout de suite, que la décision politique ne peut se prendre qu’en fonction de certitudes très partielles et que, de ce fait, il faut peut-être renoncer à une réponse unique. Nos sociétés occidentales profondément marquées, selon Michel Serres, par l’unicité (monothéisme, monarchisme, etc.) doivent peut-être s’interroger sur l’impossibilité d’une seule bonne réponse qui serait fournie par une science universelle et unique. Admettre avec Ludwik Fleck que le savoir scientifique est situé et a une histoire n’en diminue pas la valeur. Il est simplement plus circonstanciel, hic et nunc. Néanmoins, une démarche sanitaire basée sur des preuves scientifiques reste la meilleure boussole en temps de peur collective et de certitudes partielles. La démarche scientifique s’appuie rarement sur des certitudes absolues mais ouvre plutôt des chemins rationnels à partir de faisceaux d’indices.
Qu’est-ce qui peut éclairer la décision de la chose publique ? Profitez de cette période de circulation encore restreinte pour revoir le film Un grand patron d’Yves Ciampi (1951). Outre une révolution thérapeutique et une transition épidémiologique, nous avons vécu pendant les 50 dernières années un glissement de terrain social fait de démédicalisation et de remise en question du statut d’expert (ou de grand patron). Le concept de démocratie sanitaire s’accompagne d’une pluralité de points de vue citoyens, associatifs, « profanes », disait-t-on jadis. Leur émergence a accompagné et marqué la première grande crise sanitaire post-trêve : l’épidémie du Sida. Face à cette mise en mouvement des malades (et des citoyens) et dans l’ère de la communication immédiate, l’équilibre entre irrationalité et complotisme d’une part, expertise confisquée et technocratie d’autre part, se retrouve mis en tension, déstabilisé et attiré vers les extrêmes.
Face à ces défis, il faut instruire et éduquer plus que communiquer, sur les ressorts du savoir scientifique en construction, les possibilités et les limites de la démarche scientifique, les formes du débat sociétal sur ces thèmes. Fin de trêve.
Christian Bonah, membre du laboratoire Sociétés, acteurs, gouvernement en Europe (SAGE - UMR 7363) et directeur du DHVS à la Faculté de médecine. Christian Bonah est l’un des trois investigateurs principaux du Synergia grant du Fonds national Suisse « Neverending infectious diseases ».