On en manque, on en perd. Le temps est partout, essentiel, mais se dérobe à l’observation. Les neuroscientifiques n’ont pu mettre en évidence de marqueurs neuronaux de la perception du temps, aucune aire cérébrale ne lui est dédiée. Et pourtant chacun sait distinguer un souvenir plus récent d’un autre plus ancien. Comment faisons-nous l’expérience de la temporalité ? Regards croisés entre un gériatre et une neuropsychologue.
« Quand un patient arrive à un grand âge, le temps à venir lui parait incertain. » Marc Berthel, professeur émérite en gériatrie, nous livre ici une première facette de la perception du temps. Qu’il s’agisse de l’angoisse liée à l’anticipation d’un moment à venir comme l’idéalisation d’une époque passée, les émotions font partie de sa construction. « Le face-à-face avec le médecin, qui est lui dans une temporalité différente, peut être source de conflit » indique Marc Berthel. Là où le praticien ne voit qu’une pathologie bénigne qui se rétablira en quelques jours, l’expérience du patient revêt une toute autre réalité.
Qualifiée de « maladie du temps », la maladie d’Alzheimer met en exergue cette asynchronie entre malades et monde extérieur. Au fur et à mesure que les souvenirs s’effacent, du plus récent au plus ancien, les patients peuvent être replongés dans des époques révolues. Ainsi, Marc Berthel rapporte l’histoire d’une patiente sur le point de partir chercher ses enfants à l’école, à l’âge de 80 ans. Quand temps passé et présent se superposent, famille et personnel soignant s’interrogent sur la conduite à tenir. « Plutôt qu’essayer de raisonner la personne, je préconise d’interpréter ces phénomènes comme l’expression d’une émotion à soulager » prescrit Marc Berthel.
Le temps n’a aucune propriété matérielle
Liliann Manning, professeur de neuropsychologie cognitive clinique, explore la perception du temps chez les patients atteints de troubles neurologiques, avec l’appui de la phénoménologie. Elle s’intéresse notamment aux textes de Merleau-Ponty, phénoménologue, représentant de ce courant de pensée du XXe siècle qui se concentre sur l’expérience vécue par le sujet. « Le temps n’a aucune propriété matérielle, l’expérience que nous en faisons procède d’un mécanisme interne et de notre capacité à donner du sens aux événements que nous vivons » explique la chercheuse.
Au centre du processus de la perception du temps, est le self. Grâce à cet élément constitutif de l’identité de soi, nous ne doutons jamais que nos pensées soient les nôtres, alors même qu’elles surgissent dans nos esprits sans être convoquées. Les patients schizophrènes, parce que le self est altéré, sont incapables de distinguer les pensées qui sont les leurs de celles qui ne le sont pas et de replacer des évènements dans le temps. « Le self et la temporalité n’existent pas l’un sans l’autre », rappelle Liliann Manning, avant de conclure : « La temporalité émerge d’un procédé intrinsèque, intimement lié à notre identité. » En d’autres termes, c’est bien nous-mêmes qui battons la mesure.
Fanny Cygan
Intervention de Anne Giersch (Institut national de la santé et de la recherche médicale) lors du colloque interdisciplinaire « Temps ».