octobre 2017

Virtualité, héritage d’une innovation

Réseaux sociaux, dématérialisation des supports, modélisation informatique, etc. La virtualité prend le pas dans tous les domaines. D’où nous vient-elle ? Françoise Longy, maître de conférence en philosophie pose son regard de spécialiste de l’histoire et de la philosophie des sciences et des techniques sur cette innovation.

Françoise Longy, maître de conférence en philosophie, membre de l’UMR 8590 IHPST (Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques) © Pascal Bastien
Françoise Longy, maître de conférence en philosophie, membre de l’UMR 8590 IHPST (Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques) © Pascal Bastien

D’abord popularisée par les auteurs de science fiction, la réalité virtuelle s’invite peu à peu dans notre quotidien. La commercialisation de casques de réalité virtuelle en est un exemple. A quand remonte cette idée ?

Dès la fin du XVIIe siècle, Georges Berkeley, philosophe empiriste, estime que la matière n’a pas besoin d’exister pour que nous ayons les contenus mentaux que nous avons. Avec cette idée, Berkeley pose les fondements de l’immatérialisme. La réflexion sur la réalité virtuelle, qui n’est autre qu’un moyen de vivre des expériences sensorielles sans nécessairement que le corps soit engagé, est ainsi amorcée.

Comment peut-on définir la réalité virtuelle ?

La réalité virtuelle est un moyen permettant d’être à un endroit mentalement alors que l’on ne s’y trouve pas physiquement. Il en existe plusieurs modalités ; la réalité virtuelle peut nous plonger dans des mondes imaginaires, comme c’est le cas pour de nombreux jeux. Ou nous amener à exercer une action dans le monde réel, mais à distance. C’est par exemple ce qu’expérimentent les pilotes de drones ou les chirurgiens qui effectuent des opérations chirurgicales assistées par des robots à plusieurs milliers de kilomètres de distance. 

Dans tous les cas, le propre de la réalité virtuelle est de nous immerger complètement dans un environnement différent de celui dans lequel notre corps se trouve, qu’il soit réel ou imaginaire. 

A quels besoins cette innovation répond-elle ?

Il me semble que dans de nombreux cas elle permet de retrouver le comportement de simulation qu’on observe souvent chez les enfants qui jouent. Celle de nous entraîner, de nous mettre en situation, de simuler des scénarios pour en observer les conséquences. Ainsi, la réalité virtuelle permet aux apprentis pilotes de s’entraîner à voler, aux chirurgiens à effectuer le geste précis qu’ils auront à faire pour soigner un patient, etc. 

Dans cet usage, cette technologie présente de nombreux avantages, mais n’est pas sans soulever des questions. Et notamment lors de son utilisation par les forces armées. Le cadre dans lequel s’entraîne un pilote de drone ne diffère pas grandement de l’environnement dans lequel il opèrera, quand il dirigera des opérations réelles. Saura-t-il alors prendre la mesure de ces actes ?

Ne peut-on pas résumer cette question éthique à notre capacité à distinguer le vrai du faux ?

David Hume, philosophe empiriste contemporain de Berkeley s’interrogeait sur la perception de nos propres contenus mentaux. Il pensait que nous disposions de marqueurs pour identifier et distinguer les rêves et la réalité, les souvenirs du temps présent. La technologie de réalité virtuelle telle que nous la connaissons aujourd’hui nous permet encore de faire la différence entre ce qui est virtuel et ce qui ne l’est pas. Mais plus les frontières entre les deux s’amenuisent, plus les questions éthiques émergeront.

Plus l’autonomie est donnée aux machines, plus on peine à identifier la chaîne de commandes. Le danger est d’aller vers une dissolution des responsabilités.

La réalité virtuelle est également un outil très puissant pour la modélisation et la prédiction. Ce qui constitue un atout majeur pour la gestion de risques mais soulève là aussi des interrogations. Prenons pour exemple l’utilisation d’un logiciel de détection des risques par les forces armées. Quelles seraient les conséquences si un programme informatique venait à calculer qu’une attaque est nécessaire ? Est-ce qu’une guerre pourrait être déclenchée sans que cela soit une volonté des Etats ? Et dans ce cas, qui porterait alors la responsabilité de l’acte ? Plus l’autonomie est donnée aux machines, plus on peine à identifier la chaîne de commandes. Le danger est d’aller vers une dissolution des responsabilités.

Le développement de la virtualité ne risque t-il pas de sonner la fin de l’imaginaire ? Aurons-nous un quelconque intérêt à continuer à nous projeter en pensée ?

Ce sont les individus qui formulent les hypothèses les plus pertinentes et qui mettent en place les meilleures stratégies pour les tester qui ont la plus importante chance de survie.

Oui, je le pense. La sensation d’immersion que nous ressentons avec la réalité virtuelle ne diffère pas de celle qui nous permet de nous laisser prendre par un livre ou un film. Ce sont des supports à la réflexion et à l’imagination, ils n’ont pas vertu à s’y substituer. De plus, il y a un véritable avantage évolutif à pouvoir formuler et imaginer des scénarios. Ce sont les individus qui formulent les hypothèses les plus pertinentes et qui mettent en place les meilleures stratégies pour les tester qui ont la plus importante chance de survie. La sélection s’effectue alors sur le plan intellectuel plutôt que physique.

En parlant d’hypothèses, qu’en est-il pour les sciences ? Peut-on parler d’une révolution en recherche scientifique ? 

A mon sens, cette innovation s’inscrit dans une continuité de pensée depuis l’introduction des instruments dans la recherche scientifique. On voit apparaître cette question avec Galilée, l’inventeur de la première lunette astronomique. Sa lunette permettait de voir sur la lune des détails invisibles jusque-là. Un grand nombre de contemporains de Galilée ont eu des difficultés à accepter la véracité de ses observations. C’est la fiabilité de l’instrument qui était alors mise en cause. La confiance s’est progressivement installée avec l’idée que les instruments améliorent nos perceptions, nous permettent de dépasser les limites de nos sens. Ainsi sont venus les microscopes, optiques dans un premier temps puis électroniques. La modélisation informatique n’est qu’un prolongement de ces instruments. J’y vois davantage de continuité que de rupture. Elle offre de nouveaux moyens d’investigations et de représentations du réel et elle offre un nouvel espace pour tester les hypothèses scientifiques.