Sanctuarisé comme « terre dédiée à la paix et à la science », l’Antarctique semble incarner l’idéal de la coopération scientifique. Des chercheurs strasbourgeois partagent leur expérience de ce terrain mythique.
Un territoire grand comme 26 fois la France, des températures pouvant descendre jusqu’à - 90 °C… Le sixième continent se mérite. C’est le privilège de quelques chercheurs strasbourgeois, dont fait partie Céline Le Bohec. Pour son programme d’étude des capacités d’adaptation des oiseaux marins, et notamment des manchots, face aux changements de leur environnement, elle se rend régulièrement au-delà du 60e parallèle Sud. Sa double affiliation – Institut pluridisciplinaire Hubert-Curien (IPHC) strasbourgeois et Centre scientifique de Monaco (CSM) – n’est, dans ce contexte, pas anodine. « Travailler dans des espaces aussi hostiles et isolés appelle forcément à la collaboration, à commencer par la logistique coordonnée par les programmes et instituts polaires nationaux tels que l’Institut polaire français Paul-Émile Victor (Ipev) », témoigne l’écologue. Il n’est ainsi pas rare de croiser sur la base française de Dumont d’Urville, en Terre Adélie, des chercheurs norvégiens ou allemands, tandis qu’Italiens et Français gèrent ensemble la base de Concordia, sur un territoire revendiqué par l’Australie…
« Travailler dans des espaces aussi hostiles et isolés appelle forcément à la collaboration. »
« La coopération est certes inscrite dans l’ADN de la recherche. Mais en Antarctique, ce principe est poussé à son maximum », rebondit Yvon Le Maho. Aujourd’hui directeur de recherche émérite au CNRS, le membre de l’Académie des sciences à l’origine du partenariat IPHC-CSM, a introduit une méthode révolutionnaire de suivi des manchots, au moyen de puces sous-cutanées. Bien avant cela, ses observations lors de son hivernage en Antarctique ont abouti à la rédaction d’un article, « en 1971, publié simultanément avec celui de l’Israélien Berry Pinshow dans l’American Journal of Physiology. Parce qu’en Antarctique, les programmes scientifiques sont annoncés en amont, nous avons pu nous concerter sur nos méthodes de mesures, afin d’obtenir des résultats comparables. Cela n’aurait pu se faire nulle part ailleurs. »
L’écophysiologie n’est pas la seule spécialité strasbourgeoise en Antarctique. « Aujourd’hui encore, les données sismologiques et magnétiques qui sont obtenues dans ces zones sous-échantillonnées proviennent d’équipements gérés par l’École et observatoire des sciences de la Terre (Éost). Partagées à l’échelle mondiale dans l’esprit de la science collaborative, ces mesures sont essentielles au réseau d’alerte tsunami dans l’Océan indien, autant que pour l’étude des séismes », explique Dimitri Zigone. Le géophysicien est l’héritier de Roland Schlich, figure de l’exploration polaire à l’origine de la création de l’Éost. « La France continue à consacrer d’importants moyens, humains et financiers, pour ces mesures », insiste Dimitri Zigone, à travers notamment l’Ipev.
C’est aussi parce qu’il constitue une caisse de résonance des transformations de la planète que le continent blanc cristallise la coopération des nations. Fonte de la calotte polaire, réchauffement de la mer, déclins et migrations d’espèces… Tous les changements y sont décuplés. Les données physiques et biologiques collectées par les chercheurs contribuent donc à tirer la sonnette d’alarme quant à l’état de santé de la planète, mais aussi à protéger l’Antarctique. Céline Le Bohec a ainsi bon espoir de voir aboutir le projet de mise en place d’aires protégées en mer de Weddell et dans le secteur de Bouvet-Maud, en partie grâce à un nouvel Observatoire du vivant basé sur les manchots empereurs, mis en place avec ses collègues de l’Institut polaire allemand.
Signé en pleine Guerre froide, le traité sur l’Antarctique entre en vigueur en 1961. En gelant les revendications territoriales, il met fin à des décennies de concurrence entre nations, et consacre l’intérêt supérieur de poursuivre des buts pacifiques et scientifiques, atteint lors de l’Année géophysique internationale (1959). Le traité, qui compte aujourd’hui 53 signataires, se double d’une stricte politique de protection de l’environnement. Il est soumis à un moratoire jusqu’en 2048. Au-delà de cette date, certains craignent un regain de tensions, autour notamment de l’accès aux ressources (pêche, eau douce, minerais), dont l’exploitation est aujourd’hui interdite. La Russie et la Chine se positionnent en tête dans cette course aux richesses.