février 2020

Si la mesure du temps m’était contée…

Avant d’être associé au célèbre dessinateur Tomi, le nom « Ungerer » était connu à Strasbourg et dans ses environs pour les horloges réalisées par les artisans éponymes. Deux frères, Jules et Alfred ont, au lendemain de la Première Guerre mondiale, fourni l’Observatoire astronomique de Strasbourg afin d’assurer la précision des mesures scientifiques. Un système d’obtention du « temps juste » ensuite étendu à toute la ville.

Bernard Traut, retraité, technicien spécialisé en fabrication mécanique avec l'une des horloges conservées à l'Observatoire astronomique.
Bernard Traut, retraité, technicien spécialisé en fabrication mécanique avec l'une des horloges conservées à l'Observatoire astronomique.

« La vie moderne est devenue si compliquée, comporte tant de rouages divers exigeant un emploi si minutieux et si compté du temps… » Parle-t-on de notre quotidien frénétique du XXIe siècle ? La citation se poursuit ainsi : « … qu’une connaissance exacte de l’heure est devenue une nécessité sociale. » C’est en fait Ernest Esclangon qui parle, et on est en 1921. Avant de devenir le patron de l’astronomie française, en prenant la tête de l’Observatoire de Paris, il dirige de 1919 à 1929 l’Observatoire astronomique de Strasbourg – premier directeur français au lendemain du conflit mondial. Dès cette époque, il saisit l’importance cruciale de la maîtrise du temps dans les observations scientifiques.

Il commande donc aux fabricants locaux Jules et Alfred Ungerer (lire encadré) des horloges, qu’il va s’attacher à synchroniser. Cinq de ces pendulettes sont encore conservées aujourd’hui, dans un local exigu de l’Observatoire astronomique, véritable caverne d’Ali Baba du patrimoine scientifique et technique. Toutes sont conçues sur le même modèle : 45 centimètres de hauteur, pendule en fer, support en marbre clair, cadran émaillé blanc, le tout contenu dans un coffret en acajou doté d’une vitre biseautée sur l’avant. L’une de ces pendules, dotée d’un double cadran, première du genre, portera par la suite le nom de « type Esclangon ».

Heure civile, heure des étoiles

« Pour être valable, une observation doit satisfaire à trois conditions : un ciel dégagé, une lunette stable et une mesure du temps exact, au centième de seconde près », raconte Bernard Traut. Aujourd’hui retraité, ce technicien spécialisé en fabrication mécanique reste le meilleur connaisseur de ce trésor caché. C’est en 1960 qu’il rejoint l’Observatoire astronomique, qu’il aime à désigner comme « le gardien du temps »

Toutes les horloges réparties dans la ville sont synchronisées entre elles par l’horloge-mère, située à l’observatoire

Etoiles, galaxies, nébuleuses, constellations, comètes, météorites… Le système imaginé par Esclangon, grâce aux horloges réparties entre les coupoles de l’observatoire et reliées aux lunettes, permet d’obtenir précisément l’heure d’observation de ces phénomènes. Deux valeurs sont obtenues : le temps moyen (ou heure civile) et surtout le temps sidéral (ou heure des étoiles), indexé sur la rotation de la Terre. Alors qu’une journée civile dure 24 heures, une journée sidérale fait 23 heures 56 minutes et 4 secondes - les années bissextiles rattrapant la différence. Pour les observations, c’est l’heure sidérale qui est utilisée.

Le système, performant et novateur, est peu à peu étendu à toute l’université – la station de sismologie bénéficie du même dispositif pour ses mesures de séisme – et même à la Ville de Strasbourg !

L’observatoire donne le « la »

Remontons un peu le temps… Encore au début du XXe siècle, posséder une montre ou même une horloge à balancier est un privilège rare. On se réfère donc tout au long de la journée aux pendules des lieux publics, gares et églises. De même que les pendulettes Ungerer, toutes les horloges réparties dans la ville sont synchronisées entre elles par l’horloge-mère, située à l’observatoire (avec un relais à l’Aubette). C’est donc depuis l’université qu’est donné le « la » des horloges de la ville !

Dotée d’un système de pression constante et de deux bobines (dont l’une pour la synchronisation des horloges), cette pendule « directrice » est située au sous-sol. La grande coupole du bâtiment est conçue de telle façon que le moins de mouvements possibles n’altère son fonctionnement : la dalle en béton de son socle ne repose pas sur la roche, mais sur la nappe phréatique !

À la fin des années 1960, l’électronique remplace peu à peu les horloges mécaniques. Pas parce qu’elles sont plus précises, mais pour des questions de praticité d’usage, souligne Bernard Traut. Entre-temps, Esclangon aura inventé l’horloge parlante.

L’horlogerie Ungerer, une affaire de famille

C’est en 1858 que les frères Albert et Auguste Théodore fondent leur entreprise d’horlogerie, à Strasbourg. Employés comme contremaîtres par Jean-Baptiste Schwilgué, concepteur de la troisième horloge astronomique de la cathédrale de Strasbourg (1838-1842), dont ils sont à la fois les employés et les élèves, ils prennent sa suite pour entretenir cette merveille de technicité.

L’entreprise devient une affaire de famille, chacun ayant un fils qui la poursuit : Jules (fils d’Albert) et Alfred (fils d’Auguste Théodore). Trois générations de Ungerer se succèdent pour entretenir l’horloge astronomique de la cathédrale. Même s’ils fabriquaient surtout des horloges et des carillons pour des gares et des églises, ce sont eux qui fournissent les pendulettes de l’Observatoire astronomique dans les années 1922-1924, à la demande de la Ville de Strasbourg, qui exige des artisans locaux. Sur les cadrans, on retrouve leurs initiales, « J & A ». Il s’agit de copies du système Brillié, dans lequel les horloges électriques fonctionnent de façon autonome grâce à une pile (en verre à l’époque). L’impulsion du pendule est produite par l’attraction d’une bobine à double enroulement. Tomi Ungerer, « l’esprit frappeur », dessinateur de renommée internationale, est le petit-fils d’Alfred Ungerer.

De l’usine d’horlogerie d’édifice Ungerer, attestée en 1902, on peut encore aujourd’hui remarquer la subsistance d’un garage automobile, qui a cohabité avec l’activité principale, au 16 de la rue de La-Broque, à Strasbourg. Sur le bâtiment voisin, au numéro 18, on peut aujourd’hui encore admirer une fière – bien que très rouillée – horloge Ungerer. Un projet citoyen pour sa restauration est en cours.

Elsa Collobert