mai 2019

L’enjeu de l’interreligieux dans la formation

Trois questions à Francis Messner, directeur de recherche au CNRS (UMR Droit, religion, entreprise et société) et coordinateur du projet Interreg Théories et pratiques de l’interreligieux.

Lors du premier Forum des religions organisé par la Région Grand Est, la Ville de Strasbourg et l’Université de Strasbourg en mars dernier.

L’interreligieux, en tant que réflexion scientifique et académique, est-ce une particularité de l’Université de Strasbourg ?

« Strasbourg, cas unique en France, est un centre universitaire reconnu pour ses formations en théologie, en droit des religions, en études hébraïques.... Mais la réflexion sur l’interreligieux ne consiste pas à juxtaposer les différentes pratiques, car il s’agit plutôt d’examiner comment chaque religion traite ses relations avec les autres. C’est l’objet de ce programme Interreg, porté par Strasbourg, en partenariat avec des universités du Rhin supérieur.

Quels en sont les axes spécifiques ?

De ce programme découlent un Institut de l’interreligieux et deux formations diplômantes, un master et un diplôme universitaire, ouverts sur les connaissances et pratiques et surtout sur les interactions avec la société. Des groupes de recherche interdisciplinaires réfléchissent au statut de la théologie et sur sa légitimité du point de vue juridique et épistémologique. On y examine aussi comment les textes fondateurs sont abordés : cette démarche historico-critique replace les textes dans le contexte dans lequel ils ont été écrits. En créant ces enseignements spécifiques, qui sont parfois controversés, on accorde une reconnaissance intellectuelle et on facilite l’ouverture. Et on se rapproche de la méthode scientifique : le dogmatique est amené à s’expliquer… 

L’université peut-elle aider à lutter contre le repli communautaire et la radicalisation ?

Il n’y a pas de recette magique et c’est à l’université d’utiliser ses propres compétences et expériences… Sur le long terme, les formations permettent d’éviter le littéralisme, le communautarisme, le radicalisme… C’est pourquoi, il est important de former les personnes de terrain, de favoriser la rencontre de personnes diverses, de privilégier les contacts avec les groupes intermédiaires et de favoriser l’intégration par la confrontation des pratiques. Le prochain programme Interreg mettra tout particulièrement l’accent sur les contacts avec des publics difficiles à atteindre.

L’islam et l’histoire

L’intérêt de l’Université de Strasbourg pour les études sur les mondes musulmans n’est pas nouveau : une chaire d’islamologie y est créée dès le lendemain de la Première Guerre mondiale. Près de cent ans après, en septembre 2016, une licence Histoire et civilisation des mondes musulmans voit le jour. Il s’agit d’un cursus unique en France, prolongé cette année par un master. « Ces études sont intégrées à la Faculté des sciences historiques, où l’on fait de l’histoire, pas de la religion », précise Jean-Yves Marc, son doyen. « En 1682, l’Empire ottoman faisait le siège de l’Empire à Vienne… Rappelons-nous aussi les 130 années de colonisation de l’Afrique du Nord… L’islam est véritablement une dimension de l’Europe et les sciences historiques ont à se charger de cette histoire-là, faite de rencontres mais aussi de conflits et de contestations. »

Appuyé, voire suscité par le ministère de l’Intérieur suite aux attentats de Paris, le cursus a entraîné la création de deux postes, en histoire médiévale et en histoire contemporaine : Sylvie Boisliveau est experte de la période des Omeyyades et Erdal Kaynar, spécialiste de l’Empire ottoman. « Il s’agit d’une formation exigeante, la barre est placée haut. Notamment, pour pouvoir lire les textes, il faut que tous les étudiants apprennent l’arabe littéraire », observe Jean-Yves Marc. Une bonne partie des étudiants inscrits sont de culture - voire de religion - musulmane, d'autres ne le sont pas. Aucun problème de cohabitation n’a jamais été signalé, malgré certaines craintes préalables au sein de la faculté. « Enseigner l'islam en s’appuyant sur une démarche historique et scientifique est une manière de contribuer à la construction d'un discours raisonné sur l’islam. » Aujourd’hui, la Faculté des sciences historiques aimerait bien obtenir un poste de professeur, afin de pouvoir mettre en place un cycle doctoral consacré aux mondes musulmans.

 

 

Des outils pour « surmonter l’effroi »

Qu’apporte l’université au « vivre ensemble » ? « Elle peut aider à apaiser le dialogue sociétal et contribuer à éviter les fractures, notamment en luttant contre les idées reçues », estime Vincente Fortier, directrice de recherche en sciences juridiques. « L’approche juridique permet de définir des concepts : la liberté de religion, par exemple, qui est le fondement de la laïcité. »

A l’initiative de la Préfecture du Bas-Rhin, la Faculté de théologie protestante organise depuis trois ans, avec la Faculté libre d’études politiques et d’économie solidaire (FLEPES), des formations à destination des cadres musulmans, imams, responsables de mosquées et centres culturels musulmans. Y participent également des travailleurs sociaux. « L’objectif est d’avoir des réflexions communes et de préparer ces cadres et ces éducateurs de terrain à faciliter l’intégration de personnes en difficulté dans le tissu social et à la prévention primaire de la radicalisation », explique Rémi Gounelle, doyen de la Faculté de théologie protestante. « Il s’agit aussi de disposer d’outils pour « surmonter l’effroi » lors d’un événement dramatique. » Cette formation s’accompagne d’actions concrètes, comme des maraudes qui permettent d’identifier des jeunes en difficulté... Vingt personnes l’ont suivie en 2018.

Propos recueillis par Myriam Niss